1997 Kasparov s'incline face à Deep Blue - Article

Le regard médusé de Kasparov s'attarde sur l'échiquier. Quelques secondes s'écoulent puis il se lève, la mine défaite. Pendant la partie, le public l'a vu se taper le front, se secouer la tête comme pour se réveiller, tâtonner, douter, et se prendre le crâne dans les mains. Deep Blue, un ordinateur conçu par la société américaine IBM, vient d'humilier le sextuple champion du monde d'échecs en seulement 19 coups. Ce 11 mai 1997, un monde s'écroule. L'« ogre de Bakou », d'ordinaire si sûr de lui, a un genou à terre.

Quelques années plus tôt, une première rencontre entre le jeune prodige des échecs et l'intelligence artificielle a eu lieu à New York. Sorti vainqueur face à Deep Thought 2, Garry Kasparov avait conclu sa conférence de presse sur une certitude : « L'ordinateur ne sera jamais plus fort que l'homme. » Mais, en cinq ans, IBM a fait des progrès considérables. Son supercalculateur Deep Blue est une prouesse technologique : s'il ne joue pas, il calcule comme jamais auparavant, compare et choisit le coup auquel il attribue la meilleure note. Sa mémoire contient 600.000 parties jouées par les plus grands maîtres de l'histoire, dont celles de Kasparov, et ses 256 microprocesseurs peuvent analyser 200 millions de positions par seconde, soit jusqu'à 100 milliards de situations à chaque coup. C'est loin d'en faire un génie de l'anticipation dans un jeu qui autorise 10 puissance 128 (1 suivi de 128 zéros) de positions possibles. Mais c'est assez pour prévoir au moins 7 coups.

Lors de sa première rencontre avec Deep Blue, en février 1996 à Philadelphie, le joueur russe s'est fait peur en perdant la première partie, mais il a sauvé la face en s'imposant finalement par 4 points à 2. Le combat a été difficile et a poussé le champion à des tactiques inédites et dangereuses. Un an plus tard, pour le match retour à New York, IBM et Kasparov savent qu'ils font face à l'histoire. Le joueur s'est entraîné comme pour un championnat du monde. Il est tendu et nerveux mais se sent prêt. A trente-deux ans, ce match doit couronner sa carrière. Face à lui, les ingénieurs informatiques ont également préparé leur poulain de silicium et doublé notamment sa puissance de calcul. La partie d'ouverture démarre classiquement et Kasparov tient la corde. Mais un coup inattendu va le déstabiliser. La machine vient de sacrifier un pion sans raison apparente. « C'était un geste extrêmement raffiné, un geste défensif qui empêchait en même temps toute tentative de contre, et cela a mis Garry dans tous ses états », a analysé, en 2001, le champion Yasser Seirawan sur le site de « Wired ». La machine vient de prendre l'ascendant psychologique sur Kasparov. Mais elle bluffe ! Car on sait aujourd'hui que cette manoeuvre contre-intuitive a été le fruit d'un bug informatique, ainsi que l'a révélé le statisticien américain Nate Silver dans son livre « Le Signal et le Bruit », publié en 2012 : impuissant à choisir la meilleure position, Deep Blue a joué au hasard, faisant passer ce déplacement aux yeux du champion comme le fruit d'une stratégie a priori inaccessible à l'informatique.

Kasparov a fini par remporter cette partie, mais en adoptant un style anticonformiste, tentant des coups non référencés par la théorie. La deuxième partie lui sera fatale. Au 45e échange, son roi est cerné, il perd ses moyens et concède le match, dégoûté, alors qu'il aurait pu arracher un nul en abandonnant seulement une de ses pièces. Trois parties plus tard, l'ordinateur s'impose. L'espèce humaine vient d'être mise échec et mat. L'assistance applaudit, médusée. Le Russe ne peut y croire. Face aux caméras, il assène ses derniers coups : « Je pense qu'il est temps pour Deep Blue de jouer aux vrais échecs et je peux vous promettre à vous tous que s'il joue à la régulière, je vous le garantis, je le réduis en pièces. » Il n'en sera rien. En 2002, une nouvelle confrontation oppose un autre logiciel, Deep Fritz, au nouveau champion, Vladimir Kramnik. Match nul. Mais, quatre ans plus tard, face au même adversaire, l'humain doit s'incliner.

Depuis, les programmes les plus performants battraient Deep Blue à plate couture, en étant capables de calculer 20 coups d'avance en moins de trois minutes. Ce ne sont désormais plus des adversaires, mais des préparateurs indispensables aux champions. Revers de la médaille : selon les spécialistes, la compétition aurait perdu de son mordant, car elle confronte des champions jouant désormais tous... comme des robots.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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